un C A R P A CC I O à Compostelle
De Saint Jacques à Nankin
Une recette d’une simplicité biblique.
Si, si, j’aurais pu te la faire en une ligne, « tu tailles les St Jacques en lamelles, tu arroses de jus de citron, sel, poivres, échalotte, herbes, e basta cosi (eh oui, carpaccio, ça te fait pas penser à Caravaggio, Michelangelo, tartuffo, etc… et ça, ça vient de Chine, peut-être?)
Mais bon, j’avoue, ça se fait pas de tout dire comme ça, sans enrobage… Tu vois? Oui, TU VOIS parce que tu travailles dans la pub, la com ou quelque chose comme ça… Tu sais ce que c’est, de donner de l’importance, de l’appetite appeal, hein?
D’abord, on a besoin des St Jacques. Cette fois, tu n’entreras pas chez Picard sinon je t’exclus définitivement (SI, tu y vas, JE LE SAIS). Je vais te demander un exploit: croiser la route d’un poissonnier. Un poissonnier, c’est une créature issue du siècle dernier qui mérite ton respect: elle a résisté au monde de la grande distribution et même aux farines animales… Allez, je te donne un indice: à tes heures creuses, rends-toi sur les marchés, tu pourras peut-être en voir un.
Quand tu l’auras trouvé, tu lui demanderas gentiment d’enlever les noix de ses précieux mollusques et de te les fournir, sans le corail.
Le top, c’est quand les coquilles sont vivantes, au moins chez le poissonnier. Comme des huîtres. Ah, oui, emporte quand même les corails, tu pourras faire une soupe délicieuse avec. Et tu les as payés…
à ce stade, offrons nous le temps d’un court mais important feed-back.
Dans les temps reculés, en Palestine, un travailleur indépendant prénommé Jacques réparait tranquillement son filet de pêche, en compagnie de son frère et de leur père Zébédée. Ils furent interrompus par le surgissement imprévu d’un individu décharné et vitupérateur qu’on appelait Jésus (tu as moins de 2000 ans? Je re-situe la scène; Jésus, c’est le seul type qui ait atteint l’audimat de Julien Lepers,et ce avant que la télé n’existe. Le créateur de plein d’espoir et de tas de guerres).
De surprise, Jacques en laisse tomber son filet et, sans poser de question, il suit l’énergumène avec son petit frère Jean, qui rapidement deviendra « l’évangéliste ». Lui-même se mute en Jacques le Majeur (tu as pigé, y’en a un autre, trop long, on laisse tomber pour aujourd’hui, là c’est juste une recette de cuisine, ok?).
Après la mort dudit Jésus (épisode nébuleux mais déjà trop narré), le Jacquot vieillissant, loin de jeter l’éponge, monte son propre equipo, sans aucune subvention ni transfert, et évangélise l’Espagne. Un sans faute pendant des années. Sa seule erreur, durement sanctionnée, est de rentrer en Palestine, où Hérode le Teigneux assure la défense.
Sa dernière tête lui sera fatale: carton rouge, on le tranche sur le vif.
Le reste de son corps fut posé sur une barque abandonnée aux flots -un des premiers migrants. Ayant traversé in toto la Méditerranée, il atteignit sans chavirer le Détroit de Gibraltar, le dépassa et remonta plein Nord, longeant ce qui deviendrait le Portugal où d’autres courants le portèrent vers les côtes de Galice. Il s’échoua enfin sur une plage déserte dite Campus Stellae (traduction=le pré aux étoiles).
Jacques -même mort- était d’un naturel patient: il attendit huit siècles, son squelette blanchissait tranquillement sur la lande ibérique, pas vu pas pris, jusqu’à être repéré par un ermite local. La médiatisation arriva rapidement: Compostelle était née. De quelques pierres des champs en sépulture, de sépulture en petite chapelle, de petite chapelle en église, cet engouement nécrologique amena une ville entière à se construire. Dès le haut Moyen-Âge, un demi-million de semelles s’usèrent bon an mal an sur des chemins venant de toute l’Europe et convergeant vers les reliques élues. Ainsi soit-il, keep cool, je lâche pas le fil…
Car de ces faits si anodins en apparence, la vie d’un simple et innocent mollusque fut toute chamboulée; jusque-là, le Pecten Maximus se promenait au fond des mers, jouant parfois de son processus embarqué d’hydropulsion pour fuir l’étoile de mer, son principal prédateur (il aspire de l’eau à l’avant, qu’il emmagasine et recrache derrière lui, surtout en mode panique, ça le fait avancer d’un coup, gratuit et écolo). On se mit à le chasser à grande échelle, afin qu’en quelques années il devînt la noble et symbolique Compostella, coquille sacrée que tout pèlerin se devait d’arborer en médaillon pour attester de son pélerinage.
À ce stade – ô lecteur désiré, ô désirable lectrice – il m’apparaît avoir omis dans mon récit une chose importante: les noix de St Jacques devraient être depuis 20 à 30 minutes dans ton congélateur, essuyées et séparées les unes des autres afin qu’il soit aisé de les tailler maintenant en tranches d’un demi-centimètre environ.
Et puisque nous y sommes, finissons-en. Je te conseille de saupoudrer un rien de fleur de sel avant, sur le plat indivis ou les assiettes, puis d’y poser avec toute ta délicatesse les bestioles en rondelles. Ensuite, il te restera à assaisonner copieusement par-dessus avec jus de citron (et, si tu aimes, un peu de zeste râpé fin), sel, poivres, huile d’olive. Et des anneaux d’échalote que tu auras préalablement étuvé 3 minutes à la vapeur.
Tu décoreras avec un peu de shiso ciselé, en gardant quelques feuilles entières pour étonner les papilles de tes convives.
Sur le shiso, laisse-moi te confier encore ceci: cette lamiacée, lointaine cousine de notre menthe, n’est rien de plus que le Zisu chinois (perilla frutescens, ou pérille de Nankin). Une des choses innombrables que les Nippons se sont appropriés dans le monde. Il en existe une variété verte, un peu acidulée et tendre, et une autre, pourpre, plus adaptée au goût du photographe. C’est aussi cette dernière qui est utilisée pour colorer en rose un produit très prisé au Japon, la prune Umebosi.
Ce qui m’offre la joie d’une dernière proposition. Si tu souhaites marquer tes hôtes d’un soir au sceau d’une expérience inoubliable, fais-leur goûter la prune Umebosi. Pour ça, il te suffit d’aller au magasin bio le plus proche et d’y acquérir le plus petit contenant de la substance. Tu leur feras déguster à la fin du repas après avoir éteint la lumière -comme cela se pratique avec les cerises à l’eau de vie, dans certaines contrées encore sauvages.
Allez, je te libère, Fôdré faire à manger. Et Dieu reconnaîtra les siens.
Fais ton marché (4 pers.): 8 à 12 noix de St Jacques fraîches – 1 citron jaune ou vert – 1 échalotte – huile d’olive (2 c.à.s.) – qq feuilles de shiso vert ou pourpre (direction Tang Frères, pour les Parisiens) – poivre, fleur de sel.
L’œil du photographe: Une lumière fraîche et douce, réservée au début puis mordante comme une Bigouden. Stylisme Geneviève Peron ©photo et texte Jean-Michel Renaudin